Les concepts-clés (2/4) : la prophétie auto-réalisatrice

Publié le par Steve Bonet

undefinedCette self-fulfilling prophecy, que l'on peut trouver sous plusieurs noms (prophétie auto-créatrice, prédiction auto-réalisatrice...) fut conceptualisée par Robert K. Merton, incontournable sociologue de l'école de Chicago, dans Elements de Théorie et de Méthode Sociologique (Social Theory And Social Structure, 1949).

Merton y montre qu'une croyance a d'autant plus de chances de voir ses conséquences annoncées se réaliser que les gens commencent à y croire. L'exemple le plus connu est celui de l'effet Pygmalion : un professeur qui croit en la qualité de ses élèves va les traiter comme tels et, se sentant valorisés, ces élèves vont se conformer à la vision du professeur pour devenir de bons élèves. Il ne faut cependant pas confondre la prophétie auto-réalisatrice avec un cercle vicieux ou vertueux : la base d'un cercle vertueux est un acte ; la base de cette prophétie est une croyance, c'est-à-dire que cela n'existe pas à l'origine, et que c'est son évocation qui rendent vraies les conséquences.

Plus clairement, Merton reprend, pour son concept, le théorème de Thomas :"Si les hommes considèrent des situations comme réelles, alors elles le deviennent dans leurs conséquences".


Des applications quotidiennes et diverses


L'effet pygmalion n'est qu'un exemple parmi tant d'autres. Si l'on reprend, par exemple, le fait même de la candidature de Ségolène Royal à l'élection présidentielle de 2007, on se rend bien compte du phénomène : portée par les médias et un effet d'annonce médiatique généralisé, connu sous le terme de duplication consensuelle (encore un concept-clé : voir en bas de page), tout le monde a pensé : "et si c'était elle ?". Alors que Ségolène Royal n'avait jusque là pas d'ambitions avancées de candidatures, la présidente de Poitou-Charentes s'est retrouvée catapultée en tête d'affiche et intrônisée candidate par effet boule de neige. Rappelons, au passage, que le livre de Michèle Cotta Politic Circus, sorti fin 2004, établissait un portrait des différentes personnalités politiques françaises en étudiant des perspectives de présidence, et qu'à ce moment-là il était bien davantage question de François Hollande que de sa compagne d'alors.

Ce phénomène, d'ailleurs, a également prévalu pour l'ascension de Nicolas Sarkozy, passé du statut de traître depuis 1995 et son ralliement à Edouard Balladur à celui d'Homme Providentiel (là encore, un concept prépondérant dans la politique française).

L'actualité brûlante n'échappe pas à l'application du concept : la campagne présidentielle américaine a vu émerger la personne de Barack Obama, aujourd'hui au coude-à-coude avec Hillary Clinton pour l'investiture après le Super Tuesday, à l'issue d'un seul grand discours lors d'un congès démocrate. Un discours magistral aura suffi à faire prendre de l'ampleur au sénateur de l'Illinois. Cela illustre parfaitement la mécanique de la prophétie auto-créatrice : on commence à se dire : "et si c'était lui ?", et Obama est devenu ce que l'on attendait de lui non pas entièrement par lui-même, mais bien parce que c'est précidément cela que l'on attendait de lui. En d'autres termes, c'est la croyance qui fonde la réalité. Si tout le monde avait simplement salué son discours sans "croire" en lui, il y a fort à parier qu'Obama ne serait pas en si bonne posture aujourd'hui.


L'autre face de la pièce


Pourtant,  la prophétie auto-réalisatrice peut tout aussi naturellement s'avérer auto-destructrice. Et la Bourse le sait bien : dites que les marchés financiers sont en crise, et ils le deviendront à coup sûr. Il est certain (excusez le ton prophétique - toute ironie mise à part bien entendu) que la sphère économique va devoir traverser une phase de récession, annoncée par la crise des sub-primes et les soubresauts annonciateurs de janvier 2008 : personne, cependant, n'a intérêt à le dire clairement sans quoi cela aurait toutes ses chances de se matérialiser le jour même. Les journaux télévisés, en tête, ont martelé aux petits porteurs : "pas de raison de vendre : tant que vous ne vendez pas, vous ne perdez pas, et la bourse va remonter à coup sûr" : le message a d'autant plus de chances de s'avérer vrai que les gens ne vendent pas... Dans le cas contraire, annoncer un risque réel de crise, c'est provoquer la crise. Jean-Claude Trichet, que l'on a accusé d'immobilisme, a tout simplement attendu que la FED réagisse (ce qui était nécessaire) pour annoncer qu'il n'y avait pas de raisons de s'inquiéter. Cela a tout d'un très beau mouvement, qui a tout de même réussi à garder les places européennes à peu près stationnaires.

Encore plus profondément, la thèse de Samuel Huntington énoncée dans Le Choc des Civilisations ne possédait a priori pas de fondements scientifiques solides : pourtant, l'idée a fait son chemin après le 11 septembre 2001, car elle avait déjà fait parler d'elle autour du président américain, qui en a fait une ligne directrice. Des groupuscules fondamentalistes qui, auparavant, n'avaient pas de réels liens entre eux, se sont alors trouvé affublés d'un nom globalisant par les services secrets US (al qaeda = le réseau) et ont pu, à leur tour, intégrer cette idée du choc des civilisations. Et cette fameuse phrase, contraire à l'idée même de pensée, de se répandre : "si vous n'êtes pas avec nous, vous êtes contre nous". C'est seulement à partir de là que le choc a des chances de se produire réellement en tant que tel, regroupant les hommes sur des bases qui, jusque là, avaient été parfaitement transgressées : la "civilisation", qui n'a jamais été définie de manière aussi floue que chez Huntington.


La prophétie auto-créatrice est, bien sûr, dangereuse, car elle naît d'une croyance vague et souvent irrationnelle qui, par son énoncé même, s'impose à la réalité et provoque les conséquences d'une idée de base qui, en fait, n'a jamais existé. Cette apparition ex nihilo a des conséquences parfois heureuses (les candidatures de Barack Obama et de Ségolène Royal ont bien sûr toute validité), mais devrait parfois pouvoir être tempérée par la raison avant de générer de graves externalités, comme une récession ou, bien pire, une haine des peuples à partir de rien. "Connais ton ennemi", avisait Sun Tzu : la meilleure façon de combattre la prophétie auto-créatrice, c'est d'en avoir conscience.








Duplication consensuelle" : lorsqu'un média ou un centre de communication important lance une information, une idée, une formule, celle-ci a des chances d'être reprise par un autre grand média : à partir de là, tous les médias ne peuvent échapper à la reprise de ce mot, qui devient l'information bien plus qu'il ne contient lui-même d'information ; ex : le terme de "bling bling depuis décembre 2007 pour Nicolas Sarkozy.

Publié dans Les concepts-clés

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
R
<br /> J'aime bien cette théorie et je la trouve d'ailleurs véridique par expérience... mais la comparaison avec la politique me semble éronnée...<br /> <br /> Les présidents ne sont que des pions placé sur un échiquier pour des stratégie géo politique... il ne sont pas élue parce que les gens croient en eux, il sont mis en avant pour s'approprier une<br /> opinion public...<br /> <br /> <br />
Répondre